III
PROBLÈME D’ÉCHECS
« Le noble jeu a ses abîmes dans lesquels plus d’une âme noble a sombré. »
Un ancien maître allemand
— Je crois, dit l’antiquaire, qu’il s’agit d’un problème d’échecs.
Depuis une demi-heure, ils échangeaient leurs impressions devant le tableau. César était debout, appuyé contre le mur, tenant délicatement un verre de gin-fizz entre le pouce et l’index. Languide, Menchu occupait le sofa. Assise sur le tapis, le cendrier entre les jambes, Julia se rongeait les ongles. Tous les trois regardaient la peinture comme s’ils s’étaient trouvés devant un écran de télévision. Les couleurs du Van Huys s’obscurcissaient devant leurs yeux à mesure que les dernières lueurs du crépuscule s’éteignaient au-dessus de la verrière.
— On pourrait allumer ? proposa Menchu. J’ai l’impression de devenir aveugle.
César actionna l’interrupteur qui se trouvait derrière lui et une lumière indirecte, réfléchie par les murs, rendit vie et couleurs à Roger d’Arras et au couple ducal. Presque au même moment, l’horloge sonna huit coups scandés par son long balancier de laiton doré. Julia tourna la tête, écoutant dans la cage d’escalier un bruit de pas inexistants.
— Álvaro est en retard, dit-elle, et elle vit César faire une grimace.
— Il peut bien être en retard, ce voyou, murmura l’antiquaire, il arrivera toujours assez tôt.
Julia lui lança un regard de reproche.
— Tu as promis de bien te tenir. N’oublie pas.
— Je ne l’oublie pas, princesse. Et je réprimerai mes pulsions homicides, mais uniquement en raison de l’affection que je te porte.
— Je t’en serai éternellement reconnaissante.
— J’y compte bien – l’antiquaire jeta un coup d’œil à sa montre, comme s’il ne faisait pas confiance à l’horloge, cadeau fait à Julia des années plus tôt. Mais ce porc n’est pas très ponctuel, si je puis dire.
— César.
— Très bien, ma chérie. Je me tais.
— Non, tu ne te tais pas – Julia montra le tableau. Tu étais en train de dire qu’il s’agissait d’un problème d’échecs…
César hocha la tête. Il fit une pause théâtrale pour se mouiller les lèvres au bord de son verre, puis se les essuya avec un mouchoir d’une blancheur immaculée qu’il sortit de sa poche.
— Tu vas voir… – Il lança un regard à Menchu et poussa un léger soupir. Vous allez voir. Il y a dans l’inscription secrète un détail que nous n’avions pas remarqué jusqu’à présent, du moins pas moi. Quis necavit equitem se traduit, effectivement, par la question : qui a tué le chevalier ? Ce qui, d’après les données dont nous disposons, peut s’interpréter comme une devinette sur la mort ou l’assassinat de Roger d’Arras… Mais – et César fit un geste de prestidigitateur sortant un lapin de son chapeau –, la phrase peut également se traduire en lui donnant une nuance différente. Sauf erreur, la pièce du jeu d’échecs que nous appelons aujourd’hui le cavalier s’appelait chevalier au Moyen Âge… C’est d’ailleurs encore le cas dans de nombreux pays européens. En anglais, par exemple, elle s’appelle knight, littéralement : chevalier – il regarda le tableau d’un air pensif, pesant le bien-fondé de son raisonnement. La question pourrait donc être non pas qui a tué le chevalier, mais qui a tué le cavalier… Ou, en termes d’échecs : Qui a pris le cavalier ?
Ils restèrent un moment en silence, songeurs. Puis Menchu se décida à parler.
— Dommage, Perrette et le pot au lait – sa moue trahissait sa déception. Nous nous sommes fait tout un cinéma pour des prunes…
Julia, qui regardait fixement l’antiquaire, secoua la tête.
— Pas du tout ; le mystère reste entier. N’est-ce pas, César ?… Roger d’Arras a été assassiné avant que le tableau ne soit peint – elle se leva en montrant un coin de la peinture. Vous voyez ? La date d’exécution est ici : Petrus Van Huys fecit me, anno MCDLXXI… Ce qui veut dire que, deux ans après l’assassinat de Roger d’Arras, Van Huys a peint, en faisant un ingénieux jeu de mots, un tableau dans lequel figuraient la victime et son bourreau – elle hésita un instant, car elle venait d’avoir une autre idée. Et peut-être le mobile du crime : Béatrice de Bourgogne.
Menchu était un peu perdue, mais très énervée. Elle s’était avancée au bord du sofa et regardait le tableau flamand les yeux écarquillés, comme si elle le voyait pour la première fois.
— Explique-toi, ma fille. Je brûle.
— D’après ce que nous savons, Roger d’Arras a pu se faire assassiner pour différentes raisons ; l’une d’elles aurait été une prétendue affaire de cœur entre lui et la duchesse Béatrice… La dame habillée en noir qui lit à la fenêtre.
— Tu veux dire que le duc l’a tué par jalousie ?
Julia fit un geste évasif.
— Je ne veux rien dire du tout. Je ne fais qu’évoquer une possibilité – elle indiqua d’un geste les livres, les documents et les photocopies qui s’entassaient sur la table) Peut-être le peintre a-t-il voulu attirer l’attention sur le crime… Il est possible que ce soit ce qui l’a décidé à peindre son tableau, ou peut-être s’agissait-il d’une commande – elle haussa les épaules. Nous ne le saurons jamais en toute certitude, mais une chose est claire cependant : ce tableau renferme la clé de l’assassinat de Roger d’Arras. L’inscription le prouve.
— L’inscription cachée, corrigea César.
Un argument de plus en faveur de ma thèse.
Supposons que le peintre ait eu peur d’avoir été trop explicite…, avança Menchu. On ne peut pas accuser les gens comme ça, pour un oui ou pour un non, même pas au XVe siècle.
Julia regardait le tableau.
— Van Huys a peut-être eu peur d’avoir été trop clair.
— Ou quelqu’un a peut-être recouvert l’inscription plus tard, ajouta Menchu.
— Non. J’y ai pensé moi aussi. Et en plus de l’examen à la lumière noire, j’ai fait une analyse stratigraphique en prélevant un échantillon avec un bistouri pour l’étudier au microscope – elle prit une feuille de papier sur la table. Voilà le résultat, par couches successives : support en chêne, préparation très mince de carbonate de calcium et de colle animale, blanc de plomb et huile comme apprêt, puis trois couches au blanc de plomb, vermillon et noir d’ivoire, blanc de plomb et résinate de cuivre, vernis, etc. Parfaitement identique au reste : les mêmes mélanges, les mêmes pigments. C’est Van Huys en personne qui a masqué l’inscription, peu après l’avoir peinte. Il n’y a aucun doute.
— Alors ?
— Eh bien, toujours en tenant compte du fait que nous dansons sur une corde raide qui a un ballant de cinq siècles, je suis d’accord avec César. Il est tout à fait possible que la clé se trouve dans la partie d’échecs. Quant à la prise du cavalier, je n’y avais même pas pensé… elle regarda l’antiquaire. Qu’est-ce que tu en dis ?
César s’écarta du mur pour s’asseoir à l’autre bout du sofa, à côté de Menchu, puis il but une gorgée de son verre et croisa les jambes.
— Je suis de ton avis, ma chérie. Je crois qu’en attirant notre attention du chevalier au cavalier, le peintre cherche à nous mettre sur la vraie piste… – il vida délicatement son verre et, en faisant tinter le glaçon, le posa sur la petite table qui se trouvait à côté de lui. En nous demandant qui a pris le cavalier, il nous oblige à étudier la partie… Ce petit malin de Van Huys, dont je commence à croire qu’il avait un sens de l’humour plutôt singulier, nous invite à jouer aux échecs.
Les yeux de Julia s’éclairèrent.
— Alors, jouons ! s’exclama-t-elle en se retournant vers le tableau.
Je voudrais bien, soupira l’antiquaire. Mais j’en suis parfaitement incapable.
— Allons, César. Tu dois bien savoir jouer aux échecs.
— Supposition parfaitement gratuite, mon enfant… M’as-tu jamais vu jouer ?
— Non, jamais. Mais tout le monde connaît les règles.
— Dans une affaire comme celle-ci, il ne suffit certainement pas de savoir déplacer les pièces… Tu as bien regardé ? Les positions sont très complexes – il se renversa sur le sofa, dans un geste dramatique de profond abattement. Même moi j’ai mes limites, et j’en suis bien fâché, mon amour. Personne n’est parfait.
On sonnait à la porte.
— C’est Álvaro, dit Julia qui courut ouvrir.
Ce n’était pas Álvaro, mais un coursier venu livrer une enveloppe contenant des photocopies et une chronologie tapée à la machine.
— Voyez-moi ça. Apparemment, il a décidé de ne pas venir. Mais il nous envoie ceci.
— Aussi grossier que d’habitude, murmura César avec dédain. Il aurait pu téléphoner pour s’excuser, le bougre – il haussa les épaules. Encore que, tout compte fait, je me réjouisse de son absence… Et que nous envoie l’infâme ?
— Laisse-le tranquille, gronda Julia. Il a dû se donner beaucoup de mal pour classer toutes ces informations.
Et elle se mit à lire à haute voix.
PIETER VAN HUYS ET LES PERSONNAGES REPRÉSENTÉS DANS « LA PARTIE D’ÉCHECS » CHRONOLOGIE BIOGRAPHIQUE :
1415 : Pieter Van Huys naît à Bruges (Flandres), dans l’actuelle Belgique.
1431 : Naissance de Roger d’Arras au château de Bellesang, duché d’Ostenbourg. Son père, Foulques d’Arras, est vassal du roi de France et apparenté à la dynastie régnante des Valois. Sa mère, dont le prénom n’a pas été conservé, appartient à la famille ducale ostenbourgeoise, les Altenhoffen.
1435 : La Bourgogne et l’Ostenbourg rompent leur vasselage avec la France. Naissance de Fernand Altenhoffen, futur duc d’Ostenbourg.
1437 : Roger d’Arras est élevé à la cour ostenbourgeoise où il est compagnon de jeu et d’étude du futur duc Fernand. À l’âge de seize ans, il accompagne son père Foulques d’Arras à la guerre que Charles VII de France livre à l’Angleterre.
1441 : Naissance de Béatrice, nièce de Philippe le Bon, duc de Bourgogne.
1442 : On pense que c’est vers cette époque que Pieter Van Huys peint ses premiers tableaux après avoir connu les frères Van Eyck à Bruges et Robert Campin à Tournai, ses maîtres. Aucune de ses œuvres de cette période n’a été conservée, jusqu’à :
1448 : Van Huys peint le Portrait de l’orfèvre Guillaume Walhuus.
1449 : Roger d’Arras se distingue lors de la conquête de la Normandie et de la Guyenne contre les Anglais.
1450 : Roger d’Arras participe à la bataille de Formigny.
1452 : Van Huys peint La Famille de Lucas Bremer. (La meilleure de ses œuvres connues).
1453 : Roger d’Arras participe à la bataille de Castillon. La même année, on imprime à Nuremberg son Poème de la rose et du chevalier (dont un exemplaire est conservé à la Bibliothèque nationale, à Paris).
1455 : Van Huys peint sa Vierge de l’oratoire (sans date, mais de cette époque, selon les experts).
1457 : Mort de Wilhelmus Altenhoffen, duc d’Ostenbourg. Lui succède son fils Fernand qui vient d’avoir vingt-deux ans. L’une de ses premières décisions aurait été d’appeler Roger d’Arras à ses côtés. Celui-ci demeure vraisemblablement à la cour de France, lié au roi Charles VII par son serment de loyauté.
1457 : Van Huys peint Le Changeur de Louvain.
1458 : Van Huys peint Portrait du négociant Matias Conzini et de son épouse.
1461 : Mort de Charles VII de France. Probablement libéré de son serment de loyauté au monarque français, Roger d’Arras rentre à Ostenbourg. Vers la même époque, Pieter Van Huys achève le Retable d’Anvers et s’installe à la cour ostenbourgeoise.
1462 : Van Huys peint Le Chevalier et le Diable. Les photographies de l’original (Rijksmuseum d’Amsterdam) permettent de supposer que le chevalier qui posa pour ce portrait pourrait être Roger d’Arras, quoique la ressemblance entre ce personnage et celui de La Partie d’échecs ne soit pas absolument parfaite.
1463 : Fiançailles de Fernand d’Ostenbourg avec Béatrice de Bourgogne. Dans les rangs de l’ambassade envoyée à la cour bourguignonne se trouvent Roger d’Arras et Pieter Van Huys, ce dernier chargé de peindre le portrait de Béatrice, ce qu’il fera la même année. (Le portrait, mentionné dans la chronique des noces et dans un inventaire de 1474, a disparu.)
1464 : Noces ducales. Roger d’Arras est à la tête du cortège qui conduit la fiancée de Bourgogne en Ostenbourg.
1467 : Mort de Philippe le Bon dont le fils, Charles le Téméraire, cousin de Béatrice, accède au gouvernement de la Bourgogne. Les pressions françaises et bourguignonnes avivent les intrigues à la cour ostenbourgeoise. Fernand Altenhoffen tente de maintenir un difficile équilibre. Le parti français s’appuie sur Roger d’Arras qui exerce un grand ascendant sur le duc Fernand. Le parti bourguignon se maintient grâce à l’influence de la duchesse Béatrice.
1469 : Roger d’Arras est assassiné. Officieusement, on accuse la faction bourguignonne. D’autres rumeurs font allusion à une relation amoureuse entre Roger d’Arras et Béatrice de Bourgogne. La participation de Fernand d’Ostenbourg n’est pas prouvée.
1471 : Deux ans après l’assassinat de Roger d’Arras, Van Huys peint La Partie d’échecs. On ignore si le peintre réside toujours en Ostenbourg à cette époque.
1474 : Fernand Altenhoffen meurt sans descendance. Louis XI de France essaye d’imposer les anciens droits de sa dynastie sur le duché, ce qui envenime les relations franco-bourguignonnes, déjà tendues. Le cousin de la duchesse veuve, Charles le Téméraire, envahit le duché et bat les Français à la bataille de Looven. La Bourgogne annexe l’Ostenbourg.
1477 : Charles le Téméraire meurt à la bataille de Nancy. Maximilien Ier d’Autriche s’empare de l’héritage bourguignon qui échoira à son petit-fils Charles (le futur empereur Charles Quint) et finira par revenir à la monarchie espagnole des Habsbourg.
1481 : Pieter Van Huys meurt à Gand, alors qu’il travaillait à un triptyque sur la descente de croix, destiné à la cathédrale de Saint-Bavon.
1485 : Béatrice d’Ostenbourg meurt recluse dans un couvent de Liège.
Pendant un long moment, personne n’osa ouvrir la bouche. Ils se regardaient, regardaient le tableau. Après un silence qui parut interminable, César hocha la tête.
— Je dois avouer, dit-il à voix basse, que je suis impressionné.
— Nous le sommes tous, renchérit Menchu.
Julia reposa les documents sur la table contre laquelle elle s’appuya.
— Van Huys connaissait bien Roger d’Arras, fit-elle en montrant les papiers. Ils étaient peut-être amis.
— Et en peignant ce tableau, il a réglé son compte à l’assassin, ajouta César… Toutes les pièces s’emboîtent.
Julia s’approcha de la bibliothèque, deux murs couverts de rayons qui fléchissaient sous le poids de rangées de livres en désordre. Elle s’arrêta devant un instant, les mains sur les hanches, puis sortit un gros volume illustré qu’elle feuilleta rapidement jusqu’à trouver ce qu’elle cherchait. Puis elle alla se rasseoir sur le sofa entre Menchu et César, le livre – Le Rijksmuseum d’Amsterdam – sur ses genoux. La reproduction n’était pas très grande, mais on distinguait parfaitement le chevalier vêtu de son armure, tête nue, chevauchant au pied d’une colline couronnée par une ville fortifiée. À côté du chevalier avec lequel il était en conversation amicale, monté sur une haridelle noire, le Diable montrait de la main droite la cité vers laquelle les deux personnages paraissaient se diriger.
— C’est peut-être lui, fit Menchu en comparant les traits du chevalier de la reproduction avec ceux du joueur d’échecs.
— Ou quelqu’un d’autre, corrigea César. Bien qu’il y ait naturellement une certaine ressemblance – il se retourna vers Julia. Quelle est la date du tableau ?
— Mille quatre cent soixante-deux.
L’antiquaire fit un rapide calcul.
— C’est-à-dire neuf ans avant La Partie d’échecs. C’est peut-être l’explication. Le cavalier accompagné par le diable est plus jeune que le personnage de l’autre tableau.
Julia ne répondit pas. Elle étudiait la reproduction du livre. César la regarda, d’un air soucieux.
— Qu’est-ce qui se passe ?
La jeune femme hocha lentement la tête, comme si elle avait peur d’effrayer par un geste brusque des esprits farouches qu’il eût été difficile d’évoquer à nouveau.
— Oui, dit-elle du ton de quelqu’un qui n’a d’autre choix que de se rendre à l’évidence. Comme coïncidence, c’est quand même trop.
Et elle montra la photo du doigt.
— Je ne vois rien de particulier, dit Menchu.
— Non ? Julia souriait en elle-même. – Regarde le bouclier du chevalier… Au Moyen Âge, chaque noble le décorait de son blason… Dis-moi ce que tu en penses, César. Qu’y a-t-il de peint sur ce bouclier ?
L’antiquaire soupira et se passa la main sur le front. Il était aussi étonné que Julia.
— Un échiquier, dit-il sans hésiter. Des cases blanches et noires – il leva les yeux vers le tableau flamand et sa voix parut chevroter. Des cases, comme celles d’un échiquier.
Laissant le livre ouvert sur le sofa, Julia se leva.
— Ça ne peut pas être un hasard – elle prit une puissante loupe et s’approcha du tableau. Si le chevalier accompagné du diable que Van Huys a peint en 1462 est Roger d’Arras, cela signifie que, neuf ans plus tard, l’artiste a choisi le blason de son écu comme clé du tableau dans lequel il représente apparemment sa mort… Et même le sol de la salle où il situe les personnages est carrelé en blanc et en noir. Cela, en plus du caractère symbolique du tableau, confirme que le joueur du centre est Roger d’Arras… Et que toute cette affaire s’articule effectivement autour de la partie d’échecs.
Elle s’était agenouillée devant le tableau et, durant un long moment, elle étudia à la loupe, une par une, les pièces qui se trouvaient sur l’échiquier et sur la table. Elle s’arrêta aussi sur le miroir rond et convexe qui, dans l’angle supérieur gauche du tableau, sur le mur, reflétait, déformés par la perspective, l’échiquier et le buste des deux joueurs.
— César…
— Oui, ma chérie ?
— Il y a combien de pièces dans un jeu d’échecs ?
— Attends… Deux fois huit, seize de chaque couleur. Ce qui fait trente-deux, si je ne m’abuse.
Julia compta sur ses doigts.
— Les trente-deux sont là. On peut les identifier parfaitement : pions, rois, cavaliers… Certains sur l’échiquier, d’autres en dehors.
— Ce sont les pièces prises – César s’était agenouillé à côté d’elle et lui montra une des pièces qui se trouvaient hors de l’échiquier, celle que Fernand d’Ostenbourg tenait entre les doigts. – Un cavalier s’est fait prendre ; un seul. Un cavalier blanc. Les trois autres, un blanc et deux noirs, sont toujours en lice. Si bien que le Quis necavit equitem se réfère à lui.
— Qui l’a pris ?
L’antiquaire fit la moue.
— C’est précisément le nœud de la question, mon amour – il souriait comme lorsque, toute petite, elle s’asseyait sur ses genoux. Jusqu’à présent, nous avons découvert plusieurs choses : qui a plumé le poulet, qui l’a mis dans la marmite… Mais nous ne savons pas qui est le plus méchant qui l’a mangé.
— Tu n’as pas répondu à ma question.
— Je n’ai pas toujours de merveilleuses réponses sous la main.
— Tu en avais autrefois.
— Autrefois, je pouvais mentir – il la regardait avec tendresse. Maintenant que tu as grandi, je ne peux plus te mener par le bout du nez.
Julia posa la main sur son épaule comme quand, quinze ans plus tôt, elle lui demandait d’inventer pour elle l’histoire d’un tableau ou d’une porcelaine. Et dans sa voix subsistait un écho de cette prière enfantine.
— J’ai besoin de savoir, César.
— La vente va avoir lieu dans deux mois, dit Menchu derrière elle. Il ne reste plus beaucoup de temps.
— Au diable la vente, répondit Julia. Elle continuait à regarder César comme si la solution se trouvait entre ses mains. L’antiquaire poussa un long soupir et épousseta légèrement le tapis avant de s’y asseoir, les mains croisées sur les genoux. Il plissait le front en mordillant le bout de sa petite langue rose, pensif.
— Nous avons quelques clés pour commencer, dit-il au bout d’un moment. Mais il ne suffit pas d’avoir des clés ; ce qui compte, c’est de savoir les utiliser – il regarda le miroir où se reflétaient les joueurs et l’échiquier. Nous sommes habitués à croire qu’un objet quelconque et son image dans un miroir renferment une seule et même réalité, mais il n’en est pas ainsi – il montra du doigt le miroir. Vous voyez ? Au premier coup d’œil, nous constatons déjà que l’image est inversée. Et sur l’échiquier, le sens de la partie est à l’envers. Donc, il l’est ici aussi.
— Vous me donnez terriblement mal à la tête, dit Menchu en poussant un gémissement. Trop compliqué pour mon encéphalogramme plat. Je vais plutôt prendre un petit quelque chose… et elle se dirigea vers le bar pour Se servir une généreuse ration de la vodka de Julia. Mais avant de prendre le verre, elle sortit de son sac à main un disque d’onyx poli, une canule d’argent et une petite boîte, puis elle se prépara une ligne de cocaïne. – La pharmacie est ouverte. Des amateurs ?
Personne ne répondit. César semblait absorbé dans la contemplation du tableau, étranger à tout ce qui l’entourait, et Julia se contenta de froncer sévèrement les sourcils. Menchu haussa les épaules, puis se pencha pour renifler la poudre d’un mouvement rapide et précis, en deux temps. Quand elle se redressa, elle souriait et le bleu de ses yeux était encore plus lumineux et vide.
César s’était approché du Van Huys. Il prit Julia par le bras, comme s’il lui conseillait d’ignorer Menchu.
— Le simple fait de penser, dit-il, comme s’ils étaient seuls dans l’atelier, Julia et lui, que quelque chose dans ce tableau puisse être réel et quelque chose d’autre pas nous fait déjà tomber dans un piège. Les personnages et l’échiquier sont représentés deux fois, et l’une d’elles est d’une certaine manière moins réelle que l’autre. Tu comprends ?… Accepter ce fait nous contraint à pénétrer dans la salle représentée sur le tableau, efface les limites entre la réalité et sa représentation… Le seul moyen d’éviter le piège serait de nous éloigner suffisamment pour ne pas voir autre chose que des taches de couleur et des pièces d’échecs. Mais trop d’inversions viendraient s’interposer.
Julia observa le tableau, puis se retourna en montrant le miroir vénitien accroché au mur, de l’autre côté de l’atelier.
— Pas ici, répondit-elle. Si nous prenons un autre miroir pour observer le tableau, peut-être pourrons-nous reconstruire l’image originale.
César la regarda longuement en silence, réfléchissant à ce qu’elle venait de dire.
— Très juste, dit-il enfin, et son approbation se manifesta par un sourire d’encouragement. Mais j’ai peur, princesse, que les peintures et les miroirs créent des mondes trop inconsistants, peut-être divertissants vus de l’extérieur, mais pas du tout commodes quand on doit s’y déplacer. Pour cela, il faut un spécialiste ; quelqu’un qui soit capable de voir le tableau autrement que nous le voyons… Et je crois savoir où le trouver.
Le lendemain matin, Julia essaya de téléphoner à Álvaro à l’université, sans succès. Elle n’eut pas plus de chance quand elle chercha à le joindre chez lui. Elle mit alors un Lester Bowie sur le tourne-disque et alla se faire du café dans la cuisine. Puis, après une longue douche, elle fuma une ou deux cigarettes. Les cheveux mouillés, son vieux chandail tombant sur ses cuisses nues, elle prit un café et commença à travailler sur le tableau.
La première étape de la restauration consistait à éliminer toute la couche de vernis. Le peintre, sans doute soucieux de protéger son œuvre contre l’humidité des froids hivers du Nord, avait appliqué un vernis gras dilué à l’huile de lin. La solution était correcte, car personne, pas même un maître comme Pieter Van Huys, n’aurait pu empêcher au XVe siècle qu’un vernis gras ne jaunisse cinq cents ans plus tard, estompant l’éclat des couleurs originales.
Après avoir essayé différents solvants dans un coin du panneau, Julia prépara un mélange d’acétone, d’alcool, d’eau et d’ammoniaque et commença à ramollir le vernis avec des tampons de coton qu’elle maniait avec des pinces. Elle s’attaqua d’abord aux zones les plus épaisses, avec une prudence extrême, laissant pour la fin les secteurs plus clairs et plus fragiles. Elle s’arrêtait constamment pour voir si les tampons présentaient des traces de couleur, afin de s’assurer qu’elle n’ôtait pas avec le vernis une partie de la peinture. Elle travailla sans s’arrêter toute la matinée, remplissant peu à peu le cendrier de Benlliure, ne s’arrêtant que quelques instants pour observer les yeux mi-clos la progression de son travail. Peu à peu, à mesure que le vieux vernis disparaissait, le tableau retrouvait la magie de ses pigments, pratiquement tels qu’ils avaient été mélangés sur la palette du vieux maître flamand : sienne, vert de cuivre, blanc de plomb, outremer… Julia voyait renaître sous ses doigts ce prodige avec un respect admiratif, comme si devant ses yeux se révélait le plus intime mystère de l’art et de la vie.
César lui téléphona à midi et ils décidèrent de se voir dans l’après-midi. Julia profita de cette interruption pour se réchauffer une pizza. Elle refit du café et mangea frugalement, assise sur le sofa. Elle observait avec attention les craquelures que le vieillissement du tableau, la lumière et les mouvements du bois avaient infligées à la couche picturale. Elles étaient particulièrement visibles sur la peau des personnages, sur leurs visages et leurs mains, ainsi que sur certaines couleurs comme le blanc de plomb, alors qu’elles étaient à peine discernables dans les teintes obscures et le noir. La robe de Béatrice de Bourgogne, en particulier, avec son effet de volume dans les plis, paraissait à ce point intacte qu’on aurait cru pouvoir toucher la douceur du velours en y passant le doigt.
Paradoxalement, pensa Julia, des tableaux de facture récente se fendillent très vite, se couvrent de craquelures et de crevasses causées par l’emploi de matières modernes ou de procédés artificiels de séchage, alors que les œuvres des maîtres anciens qui appliquaient avec une méticulosité obsessive leurs techniques artisanales résistaient au passage des siècles en conservant plus de dignité et de beauté. En ce moment, Julia ressentait une vive sympathie pour le vieux Pieter Van Huys, si consciencieux, et elle se l’imagina dans son atelier médiéval, en train de mélanger des terres et d’essayer des huiles, cherchant la nuance qui lui donnerait exactement le glacis qu’il voulait obtenir, poussé par le désir d’imprimer sur son œuvre le sceau de l’éternité, au-delà de sa propre mort et de celle de ceux que ses pinceaux fixaient sur une modeste planche de chêne.
Après avoir déjeuné, elle continua à ôter le vernis de la partie inférieure du tableau où se trouvait l’inscription secrète. Elle prenait des précautions extrêmes, essayant de ne pas altérer le vert de cuivre, mélangé de résine pour qu’il ne noircisse pas avec le temps, que Van Huys avait utilisé pour peindre le drap de la table ; un drap dont il allait plus tard allonger les plis, dans la même couleur, pour masquer l’inscription latine. Tout cela, Julia le savait parfaitement, posait un problème éthique, en plus des habituelles difficultés techniques… Etait-il licite, en respectant l’esprit de la peinture, de mettre au jour l’inscription que l’auteur lui-même avait décidé de recouvrir ?… Jusqu’à quel point le restaurateur pouvait-il se permettre de trahir le désir d’un artiste, affirmé dans son œuvre avec la même solennité que s’il s’agissait d’un testament ?… Et même le prix du tableau, une fois prouvée l’existence de l’inscription grâce aux radiographies, serait-il plus élevé avec la légende masquée ou découverte ?
Heureusement, se dit-elle en guise de conclusion, elle n’était qu’une exécutante dans cette affaire. La décision serait prise par le propriétaire, Menchu et ce type de Claymore, Paco Montegrifo. Mais à bien y penser, si la décision lui avait appartenu, elle aurait préféré laisser les choses telles quelles. L’inscription existait, le texte en était connu. Pourquoi ne pas en rester là ? Tout compte fait, la couche de peinture qui la recouvrait depuis cinq siècles faisait elle aussi partie de l’histoire du tableau.
Les accents d’un saxo montèrent dans l’atelier, l’isolant du monde extérieur. Délicatement, elle passa un tampon imbibé de solvant sur la silhouette de Roger d’Arras, à côté du nez et de la bouche, et se perdit une fois de plus dans la contemplation de ces paupières baissées, de ces traits fins qui accusaient de légères rides autour des yeux, de ce regard absorbé par le jeu. La jeune femme laissait courir son imagination derrière l’écho des pensées du malheureux chevalier. Il y flottait un goût d’amour et de mort, comme les pas du Destin dans le mystérieux ballet que jouaient les pièces blanches et noires sur les cases de l’échiquier, sur son écu d’armes, transpercé par un carreau d’arbalète. Et dans la pénombre brillait une larme de femme, apparemment plongée dans un livre d’heures – ou s’agissait-il du Poème de la rose et du chevalier ? – ombre silencieuse se remémorant près de la fenêtre les jours de lumière et de jeunesse, d’acier bruni, de chevauchées et de pas sonnant clair sur le dallage de la cour bourguignonne ; le heaume sous le bras, le front dressé du guerrier au faîte de sa force et de sa gloire, altier ambassadeur de cet autre auquel la raison d’État conseillait de la fiancer. Et le murmure des dames, et le visage grave des courtisans, et sa rougeur à elle devant ce regard serein, quand elle entendait sa voix trempée dans le feu des batailles, sa voix imprégnée de cet aplomb singulier que seuls possèdent ceux qui un jour ont crié le nom de Dieu, de leur roi ou de leur dame en courant sus à l’ennemi. Et le secret de son cœur dans les années qui suivirent. Et l’Amie Silencieuse, l’Ultime Compagne, aiguisant patiemment sa faux, bandant une arbalète dans la douve de la Porte Est.
Les couleurs, le tableau, l’atelier, la musique grave du saxo qui vibrait à côté d’elle semblaient tournoyer autour de Julia. Un moment, elle dut interrompre son travail, fermer les yeux, étourdie, respirer profondément, posément, pour tenter de chasser la soudaine frayeur qui l’avait traversée le temps d’un éclair, quand elle avait cru, à cause de la perspective du tableau, se trouver à l’intérieur de la scène représentée, comme si la table et les joueurs se fussent trouvés brusquement sur sa gauche tandis qu’elle se précipitait en avant, à travers la salle du château, vers la fenêtre ouverte à côté de laquelle lisait Béatrice de Bourgogne. Comme s’il lui eût suffi de se pencher par l’embrasure de la fenêtre pour voir ce qu’il y avait dessous, au pied du mur : la douve de la Porte Est où Roger d’Arras était tombé, un carreau d’arbalète fiché dans le dos.
Il lui fallut du temps pour se reprendre et elle n’y parvint que lorsqu’elle frotta une allumette, une cigarette à la bouche. Elle eut du mal à approcher la flamme, car sa main tremblait comme si elle venait d’effleurer le visage de la Mort.
— Ce n’est qu’un club d’échecs, dit César alors qu’ils montaient l’escalier. Le club Capablanca.
— Capablanca ? Julia regardait d’un air soupçonneux la porte ouverte. Au fond, on apercevait des tables au-dessus desquelles des hommes étaient penchés, entourés de spectateurs.
— José Raul Capablanca, précisa l’antiquaire, la canne sous le bras, tandis qu’il ôtait son chapeau et ses gants. À ce qu’on dit, le meilleur joueur de tous les temps… On ne compte plus les clubs et les tournois qui portent son nom dans le monde entier.
Ils entrèrent dans le club, divisé en trois grandes salles meublées d’une douzaine de tables. Une rumeur étrange remplissait ce lieu, ni bruit ni silence : une espèce de murmure doux et retenu, un peu solennel, comme celui qui accompagne la foule des fidèles entrant dans une église. Quelques joueurs et curieux regardèrent Julia avec surprise, ou désapprobation. Le public était exclusivement masculin. L’endroit sentait la fumée de tabac et le vieux bois.
— Les femmes ne jouent pas aux échecs ? demanda Julia.
César, qui lui avait offert son bras avant de franchir le seuil, parut réfléchir.
— À dire vrai, je n’y avais jamais songé, répondit-il. Mais manifestement pas ici. Peut-être chez elles, entre le ravaudage et le pot-au-feu.
— Macho.
— Ton persiflage est du plus mauvais goût, ma chérie. Ne sois pas désagréable.
Ils furent reçus dans le vestibule par un monsieur d’un certain âge, fort aimable et volubile, qui arborait une calvitie avancée et une moustache taillée avec soin. César le présenta à Julia comme monsieur Cifuentes, directeur de la Société récréative José Raul Capablanca.
— Cinq cents membres inscrits, précisa avec fierté le directeur en leur montrant les trophées, diplômes et photographies qui ornaient les murs. Nous organisons également un tournoi d’envergure nationale… Il s’arrêta devant une vitrine où étaient exposés plusieurs jeux d’échecs, plus vieux qu’anciens. – Jolis, n’est-ce pas ?… Naturellement, ici nous n’utilisons que le modèle Staunton.
Il s’était retourné vers César, quémandant son approbation, et l’antiquaire se crut obligé d’esquisser un geste de circonstance.
— Naturellement, dit-il, et Cifuentes lui fit un sourire aimable.
— En bois, bien sûr, ajouta-t-il. Pas de plastique.
— Il ne manquerait plus que cela.
Cifuentes se retourna vers Julia, enchanté.
— Vous devriez voir le club un samedi après-midi – il jeta autour de lui un regard satisfait, comme une poule passant en revue ses poussins. Nous sommes en semaine : des amateurs qui sortent du travail et viennent faire un petit tour avant le dîner, des retraités qui passent ici tout l’après-midi… Une atmosphère très agréable, comme vous voyez. Très…
— Édifiante, proposa Julia, au petit bonheur la chance.
Mais le directeur sembla trouver l’expression juste.
— Édifiante, c’est cela. Et comme vous pouvez le voir, il y a pas mal de jeunes aussi… Celui-ci sort de l’ordinaire. À dix-neuf ans, il a écrit un essai de cent pages sur les quatre lignes de l’ouverture Nimzoindia.
— Vraiment ? Nimzoindia, eh bien… c’est… – Julia cherchait désespérément ses mots – c’est génial.
— Oh, génial serait peut-être un peu excessif, reconnut Cifuentes avec honnêteté, mais c’est important.
La jeune femme lança un regard à César pour l’appeler à son secours, mais celui-ci se borna à hausser un sourcil, suivant poliment le dialogue. Penché vers Cifuentes, les mains croisées derrière le dos, sa canne et son chapeau à la main, il semblait s’amuser considérablement.
— Moi-même, ajouta le directeur en se touchant la poitrine avec le pouce, à la hauteur du premier bouton de son gilet, j’ai apporté mon petit grain de sable à l’édifice, il y a bien des années…
— Vraiment ? fit César, et Julia le regarda avec inquiétude.
Comme je vous le dis – le directeur souriait avec une modestie forcée. Une sous-variante de la défense Caro Kann, dans le système à deux cavaliers. Vous savez : cavalier, trois fous, dame… La variante Cifuentes – il regardait César, rempli d’espoir. Vous en avez peut-être entendu parler.
— Mais naturellement, répondit l’antiquaire avec un parfait sang-froid.
Cifuentes sourit, reconnaissant.
— Croyez-moi, je n’exagère pas si je vous dis que dans ce club, ou société récréative, si vous préférez, nous réunissons les meilleurs joueurs de Madrid, et peut-être d’Espagne… – il parut se souvenir de quelque chose. Mais naturellement, j’ai trouvé l’homme que vous cherchiez – il regarda autour de lui et son visage s’éclaira tout à coup. Ah ! Le voilà. Suivez-moi, si vous voulez bien.
Ils l’accompagnèrent dans une salle, vers l’une des tables du fond.
— Ça n’a pas été facile, expliqua Cifuentes, et j’ai passé toute la journée à réfléchir à la question… Après tout – il se retourna à demi vers César avec un geste d’excuse –, vous m’aviez demandé de vous recommander le meilleur.
Ils s’arrêtèrent non loin d’une table à laquelle deux hommes jouaient, sous les regards d’une demi-douzaine de curieux. L’un des joueurs tambourinait doucement sur le côté de l’échiquier au-dessus duquel il était penché avec une expression grave que Julia trouva très semblable à celle que Van Huys avait donnée aux joueurs du tableau. Devant lui, sans que le tambourinement de son adversaire paraisse le déranger le moins du monde, l’autre joueur était immobile, légèrement appuyé contre le dossier de sa chaise de bois, les mains dans les poches de son pantalon, le menton collé sur sa cravate. Impossible de savoir si ses yeux, fixés sur l’échiquier, étaient concentrés sur la position des pièces ou absorbés dans la contemplation d’une idée parfaitement étrangère à la partie.
Les spectateurs gardaient un silence respectueux, comme si l’enjeu fût une question de vie ou de mort. Il ne restait plus que quelques pièces sur l’échiquier, tellement enchevêtrées qu’il était impossible, pour les nouveaux venus, de deviner qui jouait avec les blanches et qui avec les noires. Au bout de quelques minutes, celui qui tambourinait se servit de cette même main pour avancer un fou blanc et l’interposer entre son roi et une tour noire. Son mouvement achevé, il lança un coup d’œil à son adversaire avant de se replonger dans la contemplation de l’échiquier et de reprendre son tambourinement.
Un murmure prolongé des spectateurs avait accompagné le coup. Julia s’approcha et put voir que l’autre joueur, qui n’avait pas changé d’attitude pendant le mouvement de son adversaire, fixait maintenant les yeux sur le fou. Il resta un moment ainsi puis, d’un geste si lent qu’il fallut en attendre la toute fin pour savoir vers quelle pièce il se dirigeait, il déplaça un cavalier noir.
— Échec, dit-il avant de retrouver son immobilité, étranger à la rumeur d’approbation qui montait autour de lui.
Sans que personne le lui dise, Julia sut en cet instant que cet homme était celui que César avait demandé à rencontrer et que Cifuentes leur recommandait. Elle se mit à l’observer attentivement. Très mince, de taille moyenne, il devait avoir un peu plus de quarante ans. Il peignait ses cheveux en arrière, sans raie, découvrant des tempes largement dégarnies. Il avait de grandes oreilles, un nez légèrement aquilin et des yeux sombres profondément enfoncés dans leurs orbites, comme s’ils contemplaient le monde avec méfiance. L’homme n’avait nullement cet air d’intelligence que Julia croyait indispensable chez un joueur d’échecs ; son expression était plutôt celle d’une apathie indolente, d’une espèce de fatigue intérieure, d’indifférence pour ce qui l’entourait. Déçue, la jeune femme se dit qu’il donnait l’impression d’un homme qui, à part jouer correctement sur un échiquier, n’attendait pas grand-chose de lui-même.
Pourtant – ou peut-être justement à cause de cela, de l’ennui infini qui transparaissait sous son expression imperturbable –, quand son rival déplaça son roi d’une case en arrière et que lui tendit lentement la main droite vers l’échiquier, le silence se fit diaphane, absolu, dans ce coin de la salle. Peut-être parce qu’elle était étrangère à ce qui se passait autour d’elle, Julia devina avec surprise que les spectateurs n’appréciaient pas le joueur, que celui-ci ne jouissait pas de la moindre sympathie parmi eux. Elle lut sur leurs visages qu’ils n’acceptaient qu’à contrecœur sa supériorité devant un échiquier, incapables qu’ils étaient de s’empêcher de suivre sur les cases blanches et noires l’évolution précise, lente et implacable des pièces qu’il déplaçait. Mais au fond – et la jeune femme venait d’en acquérir l’inexplicable certitude –, tous caressaient l’espoir d’être là quand cet homme trouverait son maître et commettrait l’erreur fatale qui l’anéantirait devant un adversaire.
— Échec, répéta le joueur. Le coup était simple en apparence, puisqu’il n’avait fait qu’avancer d’une case un modeste pion. Mais son rival cessa de tambouriner sur l’échiquier et pressa ses doigts sur sa tempe, comme pour apaiser un battement irritant. Puis il déplaça d’une autre case son roi blanc, cette fois en arrière et en diagonale. Il paraissait disposer de trois cases pour se réfugier mais, pour une raison qui échappait à Julia, c’était celle-ci qu’il avait choisie. Un murmure d’admiration sembla indiquer que le coup était bien joué, mais son adversaire ne s’en émut aucunement.
— Ici, vous auriez été mat, dit-il, et il n’y avait pas le moindre soupçon de triomphe dans sa voix, seulement la communication d’un fait objectif à son adversaire. On n’y décelait aucun regret non plus. Le joueur prononça ces paroles sans prendre la peine de toucher les pièces, comme s’il jugeait inutile de les accompagner d’une démonstration pratique. Puis, comme à regret, sans porter la moindre attention au regard incrédule de son adversaire et d’une bonne partie des spectateurs, il déplaça, comme s’il revenait de très loin, un fou sur la diagonale blanche qui traversait l’échiquier de part en part et le posa dans le voisinage du roi ennemi, mais sans le menacer directement. Au milieu des commentaires qui fusaient autour de la table, Julia jeta un regard perplexe sur l’échiquier. Elle ne connaissait pas grand-chose aux échecs, mais suffisamment pour savoir qu’il fallait menacer directement le roi pour faire échec et mat. Et ce roi blanc paraissait à l’abri. Elle lança un regard à César dans l’espoir d’une explication, puis à Cifuentes. Le directeur souriait d’un air bonasse en secouant la tête, admiratif.
— Effectivement, il aurait été mat en trois coups…, précisa-t-il à l’intention de Julia. Quoi qu’il fasse, le roi blanc n’avait plus aucune échappatoire.
— Alors, je ne comprends plus rien, dit-elle. Que s’est—il passé ?
Cifuentes lui répondit avec un petit rire contenu :
— Ce fou blanc était celui qui pouvait donner le coup de grâce, même si personne parmi nous ne l’avait vu avant qu’il ne le bouge… Et pourtant, il se trouve que ce monsieur, bien qu’il sache parfaitement quoi jouer, ne veut pas pousser son avantage. Il a joué le fou pour nous montrer la combinaison correcte, mais en le plaçant exprès sur une mauvaise case où cette pièce devient inoffensive.
— Je ne comprends toujours pas, dit Julia. Il ne veut pas gagner la partie ?
Le directeur du club Capablanca haussa les épaules.
— C’est ce qu’il y a d’étrange… Il y a cinq ans qu’il vient ici. C’est le meilleur joueur que je connaisse, mais je ne l’ai jamais vu gagner une seule fois.
A ce moment précis, le joueur leva les yeux et son regard rencontra celui de Julia. Tout son aplomb, toute l’assurance dont il avait fait preuve en jouant semblaient s’être évanouis. On aurait dit que, la partie finie, maintenant que son regard se posait à nouveau sur le monde qui l’entourait, cet homme se trouvait dépourvu des attributs qui lui valaient l’envie et le respect des autres. Ce n’est qu’alors que Julia remarqua sa cravate vulgaire, sa veste marron plissée aux épaules, déformée aux coudes, son menton mal rasé sur lequel bleuissait une barbe faite à cinq ou six heures du matin, avant de prendre le métro, ou l’autobus, pour se rendre au travail. Ses yeux même s’étaient éteints, devenant opaques et gris.
— Permettez-moi de vous présenter monsieur Muñoz, dit le directeur du club. Monsieur Muñoz, joueur d’échecs.